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Louis Marchand | Organ works

Références de l'enregistrement : Triton 331118

Orgue : Cathédrale Saint-Pierre de Poitiers, orgue François-Henri Clicquot

Récompenses : Diapason d'Or de l'année 2002, Choc du Monde de la Musique, Recommandé par Classica, 10 de Répertoire

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Contenu du CD:
Livre posthume
01 Plein jeu
02 Fugue
03Trio
04 Basse de trompette
05 Quatuor
06 Tierce en taille
07 Duo
08 Récit
09 Tierce de trompette
10 Basse de trompette
11 Fond d'orgue
12 Dialogue
Deuxième livre
13Pièces du 6é tone
14 Pièces du 5é ton
15 Fond d'orgue du 4è ton
16 Grand dialogue
Te Deum
17 Pièces du 3é ton
18 Grand jeu du 3è ton
19 Pièces du 8é ton
Quatrième livre
20 Pièces du 5é ton
21 Fugue du 2é ton
22 Fugue
23 Suite du 1er ton

Propos sur la registration à l'orgue Clicquot de la cathédrale de Poitiers :
© Jean-Baptiste Robin

Ces quelques lignes proposent de livrer au lecteur quelques remarques sur la manière de registrer la musique d'orgue française de l'époque classique sur le Clicquot de la cathédrale de Poitiers. Avant de présenter certains de ces propos (illustrés musicalement par le disque de l'oeuvre de Louis Marchand paru chez Triton), voici quelques réflexions sur les spécificités de l'orgue classique français.

1/ Le monde du théâtre
L'orgue classique français est conçu comme un théâtre. La plupart des mélanges de jeux est mimétique, évoquant ainsi la nature ou les sentiments de l'âme humaine. Par exemple, le Cromorne imite la voix du chanteur, le jeu de tierce évoque la viole, et l'on distingue des "personnages", tantôt vifs (le Cornet, la Trompette), tantôt calmes et nostalgiques (le Hautbois ou la Voix humaine). En outre, dans les oeuvres même, cet aspect théâtral est omniprésent des ballets de cour de Beaujoyeulx aux Boréades de Rameau. Cette préoccupation se retrouve également dans les autres arts. En peinture, la représentation dramatique des passions est évidente, que ce soit chez Poussin où les éléments de la composition placent le(s) personnage(s) dans un monde proche du théâtre, ou, plus tard, chez un Watteau, dont le Pierrot, par exemple, met en scène un personnage de la commedia dell'arte.
On remarquera avec quelle diversité chaque pays d'Europe apportent sa propre vision esthétique de l'orgue. En effet, à la différence de ce qui ce passe en France, l'orgue allemand est construit non pas comme un théâtre mais plutôt comme une pyramide (le fameux Werkprinzip), l'orgue italien étant, de son côté, élaboré par étagements successifs d'octaves et de quintes avec un goût prononcé pour les harmoniques aiguës (presque aucun orgue n'est en 16 pieds, la Quinte 2 2/3 est inexistante et tout les jeux sont de la famille des Principaux, à l'exception de quelques rares Flauti ou Tromboni). Mais les clivages ne sont pas toujours très nets et l'on trouvera des exemples d'instruments qui mêlent plusieurs esthétiques et parfois même plusieurs époques (comme en témoigne la présence de la tierce dans le Plein-Jeu de l'orgue du Saint-Esprit d'Ottobeuren).

2/ Le sens de "l'harmonique"
Ces différentes esthétiques musicales aboutissent inévitablement à des approches du son différentes d'un pays à l'autre. Ainsi, lorsqu'on écoute l'orgue de Poitiers, on est surpris par la richesse des harmoniques de chaque jeu, tout particulièrement par l'omniprésence de la tierce majeure. C'est cette tierce majeure, présente des Trompettes aux Flûtes, qui colore le son et le rend si harmonique (la grosse taille des tuyaux y est évidemment pour beaucoup). Dans les pays nordiques (Allemagne, Hollande...), les jeux dégagent principalement des harmoniques d'octave et de quinte qui donnent une perception claire de la polyphonie. En outre, les anches de ce type d'instrument sont plus discrètes que celles construites en France car ces jeux par essence riches en tierce sont de ce fait peu propre à l'écriture polyphoniques. Enfin, la richesse harmonique des timbres du Clicquot crée un équilibre naturel étonnant : un jeu comme le Cromorne se suffit à lui-même, il n'est pas souhaitable de lui adjoindre le Prestant (bien que de nombreux musiciens, parfois célèbres, n'hésitent pas à l'ajouter, au risque de rompre alors l'équilibre du timbre).

3/ Le timbre complémentaire
Des nombreuses qualités du Clicquot de la cathédrale, l'une me paraît particulièrement intéressante : la complémentarité des timbres. En effet, alors que certains jeux privilégient l'attaque du son, d'autres en favorisent le prolongement, offrant ainsi un timbre riche et plein. Par exemple, la Première Trompette et le Premier Clairon du G.O. possèdent une couleur sonore plus claire et plus vive que les deuxièmes Trompettes et Clairons, plus gras et plus pesants. Ces deux timbres complémentaires confèrent au Grand jeu la plénitude qu'on lui connaît. De même, si la Montre de 16' attaque le son et devient ensuite peu perceptible, le bourdon de 16' s'amplifie quant à lui peu à peu pour devenir plus présent. Ces deux jeux mis simultanément offrent, comme précédemment, une homogénéité de timbres tout à fait remarquable. De nombreuses observations similaires me conduisent à penser qu'il existait, pour F.H. Clicquot, une certaine fonctionnalité des jeux du fait de ces complémentarités. Au musicien-interprète d'exploiter ces caractéristiques et d'en tenir compte dans ses registrations. Par exemple, une Basse de trompette sur la deuxième trompette du G.O. (ce qui est rarement souhaitable) peut prendre tout son sens lorsque l'écriture est peu virtuose et que le caractère semble assez pesant. Vous en trouverez un exemple dans la Basse de trompette du 5 ton, extraite du Deuxième Livre de Marchand.

4/ Variétés et richesse de la registration française (exemples illustrés par l'enregistrement de l'oeuvre de Louis Marchand sur l'orgue Clicquot de la cathédrale de Poitiers)

Les organistes français de l'époque classique composent des pièces spécialement destinées à faire sonner certains mélanges caractéristiques de l'instrument (Grand jeu, Fond d'orgue...). Cette démarche compositionelle systématique que l'on ne rencontre dans aucun autre pays, dans le domaine de l'orgue, est riche d'enseignements. Elle nous renseigne sur la manière de faire sonner l'orgue et sur le toucher à adopter suivant la forme musicale. Mais ces mélanges sont beaucoup plus diversifiés qu'il n'y paraît à première vue et, aujourd'hui encore, de nombreux interprètes adoptent des choix plus théoriques que musicaux. C'est pourquoi il m'a paru utile d'enregistrer dans le disque Marchand quelques-unes des nombreuses possibilités qu'offre la palette des timbres de l'orgue de la cathédrale de Poitiers.
Le Duo sur les tierces
Plusieurs possibilités sont envisageables :
Pour un duo - doux - n'utilisez presque que des flûtes (écoutez pour cela le Duo du Livre posthume)
GO : Bourdon 16, Bourdon 8, Prestant, Grande Tierce, Nazard, Quarte de Nazard et Tierce. Pos : Bourdon 8, Prestant, Nazard et Tierce.
Pour un Duo - forte - (écoutez le Duo de la Suite du premier ton reconstituée)
GO : Bourdon 16, Montre 16, Bourdon 8, Montre 8, Prestant, Grande Tierce, Nazard, Doublette et Tierce
Pos : Bourdon 8, Prestant, Nazard, Doublette et Tierce
Pour un Duo encore plus - forte - (écoutez le Duo du 5 ton tiré du Quatrième Livre) :
GO : Bourdon 16, Montre16, Bourdon 8, Montre 8, Second 8 pieds, Prestant, Grande Tierce, Nazard, Doublette et Tierce
Pos : Cornet

La Basse de trompette
Contrairement à l'idée communément admise, la basse ne se touche pas forcément sur la Trompette de 8' du G.O. (voir à ce sujet la préface du Deuxième Livre d'orgue de Guillaume- Gabriel Nivers ou L'art du facteur d'orgues de Dom Bédos de Celles). André Raison écrit par exemple, en 1688, que "le Clairon se joue aussi en Basse en y meslant seulement le Bourdon de 16 pieds". Nivers, plus suggestif, propose de jouer les Basses, ... ainsi qu'ils sont marquez aux pieces particulières : neantmoins on les peut tous changer et toucher sur d'autres jeux a discretion et selon la disposition de l'orgue. Enfin, Dom Bédos ajoute le Clairon et le Prestant à la Trompette. Il l'accompagne de deux 8', de la doublette et du larigot.
On peut donc registrer la Basse de trompette de plusieurs manières : sur un Clairon, sur la Trompette et le Clairon, sur un Bourdon de 16' et un Clairon...
Voici quelques exemples :
Sur le Clairon (écoutez la Basse de trompette du 6 ton tirée du Deuxième Livre).
Sur le Bourdon de 16 et le Clairon (écoutez la Basse de trompette du 5 ton tirée du
Quatrième Livre).
Sur la Trompette et le Clairon (écoutez la Basse de trompette du 8 ton tirée du Te Deum).
Sur la Trompette du positif (écoutez la Basse de trompette du 5 ton tirée du Cinquième
livre et 2 Basse de trompette du Livre posthume).

Autres Registrations
D'autres mélange appellent des remarques comparables
Par exemple la Tierce en Taille connaît de nombreuses registrations possibles. Deux mélanges différents sont utilisés dans le disque.

Le premier est velouté dans l'accompagnement et finement lyrique dans la tierce (première Tierce en taille du Livre posthume).
GO : Montre 8 et Bourbon 8
Pos : Bourdon, Prestant, Doublette, Nazard et Tierce
Le deuxième mélange offre un accompagnement plus - lisse - et la tierce y paraît moins lyrique, plus virtuose.
GO : Montre 8 et Second 8 pieds
Pos : Bourdon, Montre, Prestant, Doublette, Nazard et Tierce

Le Grand Jeu est conçu pour sonner avec la registration suivante :
GO : Grand Cornet, Trompette 1, Trompette 2, Clairon 1, Clairon 2 . Pos/GO
Pos : Cornet, Trompette, Clairon
Péd : Bombarde, Trompette, Clairon
Quelques variantes existent, bien qu'elles ne soient pas forcément convaincantes.

Comme le proposait Jean Albert Villard, on peut ajouter la Montre de 16' au mélange cité plus haut. Cet ajout doit toutefois être choisi avec beaucoup de précautions et de parcimonie, car il peut alourdir sensiblement la musique. Cette registration semble néanmoins judicieuse lorsque la musique est écrite dans une tessiture aiguë et que le discours n'est pas trop virtuose.

On trouvera donc une telle couleur dans le Grand Jeu du 5 ton tiré du Deuxième livre où l'écriture aiguë et verticale prend alors une ampleur inattendue.

Les Récits
Les récits de Hautbois, de Nazard, de Voix Humaine, de dessus de Trompette, de Cromorne et de Petite tierce sonnent admirablement à Poitiers. On peut en outre imaginer d'autres formules : écoutez par exemple le Récit de la Suite reconstituée du premier ton ou l'on trouve
GO : Bourdon 8 et Second 8 pieds
Pos : Bourdon et Nazard
D'autres combinaisons sont évidemment possibles, rien n'interdit même d'imaginer des récits de Montre !

Les Fugues
Trois des quatre fugues figurant dans le disque sont registrées de manière "traditionnelle". On y trouve les trompettes et les cornets mêlés (solution préférable à Poitiers), qui offrent une palette alternative au Grand jeu.
Fugue du Livre posthume :
GO : Trompette 1 et 2. Pos/GO
Pos : Cromorne
Deuxième Livre, Fugue du 6
GO : Bourdon 8, Prestant 4, Nazard, Doublette 2, Tierce, Trompette 1, Trompette 2. Pos/GO Pos : Bourdon 8, Prestant 4, Nazard, Doublette 2, Tierce, Trompette
Péd : Bombarde 16, Trompette 8
Cinquième Livre, Fugue du 5ème ton
GO : Grand Cornet, Trompette 1, Trompette 2, Clairon 1, Clairon 2. Pos/GO
Pos : Bourdon 8, Prestant 4, Nazard, Doublette 2, Tierce, Cromorne, Trompette, Clairon
Péd : Bombarde 16, Trompette 8, Clairon
Cependant, l'aspect polyphonique de telles pièces peut également suggérer une autre démarche : c'est ce que j'ai choisi de faire en traitant en Quatuor la Fugue du Quatrième Livre.
Registration (deux mains sur trois claviers):
Réc : Hautbois (dessus)
GO : Voix Humaine, second huit pieds (haute-contre) Pos : Bourdon 8, Prestant 4, Nazard, Tierce (taille) Péd : Flûte 8 (basse)
La couleur nasale du mélange rappelle certains - consorts - au caractère presque archaïque (Nivers proposait déjà, en 1667, d'utiliser pour les fugues un jeu médiocre comme la Régale ou la Musette).
D'autre solutions sont possibles, dont le quatuor sur les flûtes, particulièrement touchant à Poitiers.

Conclusion
La registration française n'est donc pas dogmatique, mais reste au contraire très malléable, dépendant de chaque orgue et du caractère de la musique.
La composition du programme du disque Marchand illustre cette même démarche : retracer la personnalité singulière du compositeur en renonçant à l'alternance avec le plain-chant et en réunissant les pièces indépendantes sous forme de Suites. Laborde (Essai sur la musique ancienne et moderne, 1780, tome III, p. 450) écrit d'ailleurs que Marchand aimait mieux jouer pour deux ou trois connaisseurs, à des heures où l'église était fermée - et que - les autres jours il n'exécutait que les morceaux nécessaires aux offices.
Il n'est donc pas étonnant de remarquer que l'oeuvre de Marchand est la première à - laïciser - la musique d'orgue : la Suite du Premier ton de 1700 (aujourd'hui perdue) faisant référence à la musique pour clavecin et annonçant les futurs Suites pour orgue de Du Mage (1708) et Clérambault (1714). L'élaboration de Suites reconstituées paraît donc dans le disque pleinement justifiée.

© Jean-Baptiste Robin